Il y a de ces projets immobiliers qui ne passent pas comme une lettre à la poste. Celui des Condominiums Woodfield-Sillery à Québec en est un qui aura pris dix ans avant d’être livré. Les raisons : un voisinage qui n’en voulait pas dans sa cour, un boisé à sauvegarder coûte que coûte et des tracasseries administratives en série qui ont menacé plus d’une fois sa réalisation.
le projet des Condominiums Woodfield-Sillery a abondamment défrayé les manchettes ces dix dernières années, mais rarement pour ses mérites, au grand dam du promoteur Bilodeau Immobilier. Il s’agit pourtant d’un projet résidentiel de qualité, situé sur un site exceptionnel, qui offre la quiétude à proximité de la ville tout en assurant une certaine densification prônée par le Plan directeur d’amé- nagement et de développement (PDAD) de Québec. Un projet qui répond en tout point aux exigences des ministères et organismes municipaux concernés par la conservation patrimoniale du secteur du cimetière Saint-Patrick. Un projet qui ne compromet nullement la sauvegarde du petit boisé attenant, ni du paysage, ni de la qualité de vie du voisinage. Du reste, il rapportera de bons revenus de taxes à la Ville de Québec.
Quand la famille Bilodeau a fait une offre pour l’acquisition de l’un des rares terrains encore constructibles sur le site patrimonial de Sillery en 2005, elle était loin de se douter de ce qui l’attendait avec son projet d’y construire des condominiums. La valse-hésitation des autorités, entretenue par des sautes d’humeur locales, a obligé le promoteur à reporter de plusieurs années la possibilité de rentabiliser son investissement, sans oublier les dépenses et pertes encourues pour défendre en justice son projet.
Au bout du compte, il aura fallu produire quatre versions du projet pour se conformer aux exigences de conservation patrimoniale et environnementale et obtenir les autorisations nécessaires et une relative « acceptabilité » au yeux du voisinage. En comptant les frais d’études de toutes sortes, de préparation de propositions, de modifications des plans, de demande de permis et de défense judiciaire, le promoteur aura englouti environ 2 millions de dollars dans cette aventure.
Quand on lui demande si Bilodeau Immobilier irait de l’avant avec ce projet si c’était à refaire, Éric Bilodeau est catégorique : « Non ! On n’aurait pas perdu dix ans avec ce projet. On aurait pu faire plusieurs autres projets avec cet argent. » Il est aussi catégorique en parlant du risque d’échec financier encouru avec ces délais et coûts supplémentaires. « Oui, le projet aurait pu perdre toute sa rentabilité ! Mais l’augmentation de la valeur du terrain avec le temps a diminué la perte. »
« Dans notre planification initiale, poursuit celui qui est responsable de la commercialisation, le projet devait être mis en chantier et livré dès 2006. On aurait tout vendu sur plan, assure-til, car le marché était alors favorable. » Mais aujourd’hui, le projet Woodfield-Sillery ne compte que 50 % d’unités vendues, ce qui rend la tâche de rentabilisation encore plus difficile dans le contexte économique beaucoup moins favorable des années 2015-2016.
Des grands domaines convoités
Il est vrai que le secteur des domaines patrimoniaux des communautés religieuses de Sillery subit beaucoup de pression, depuis quelques années, de la part de promoteurs intéressés à les développer. Mais la donne a substantiellement changé depuis la refonte de la Loi sur le patrimoine culturel en octobre 2012, qui a remplacé la Loi sur les biens culturels vieille de 40 ans. Cette refonte a d’ailleurs donné lieu l’année suivante à la création d’un premier Plan de conservation, où le site patrimonial de Sillery figure au premier chef.
À la Ville de Québec, la conseillère en communication Mireille Plamondon confirme qu’une demande de permis a été faite par le promoteur en 2011 et que le permis a été émis finalement le 29 mai 2014, et ce, sans condition. L’autorisation a été accordée sur la base de son acceptation par le ministère de la Culture et sa conformité aux exigences de l’article 97 du Règlement 1324 portant sur la construction de bâtiment de la Commission d’urbanisme et de conservation de Québec (CUCQ).
Il est d’ailleurs à noter que le site patrimonial de Sillery fait l’objet d’un projet de Programme particulier d’urbanisme (PPU) depuis juin 2015, lequel devrait être adopté incessamment. Ce PPU décrit les grandes orientations de ce qui doit être protégé dans le secteur. Il mentionne précisément que la zone 31729 Hc du cimetière Saint-Patrick, où se trouve justement le projet Woodfield, prévoit déjà les usages autorisés de logement et de parc. Le projet de PPU établit la hauteur limite des bâtiments de ce secteur à 21 mètres. Il oblige également d’assurer un dégagement de la cime de la falaise de 65 mètres et une protection de 80 % de la superficie boisée identifiée, en plus de prévoir l’aménagement de 90 % des places de stationnement à l’intérieur, dont 80 % en souterrain.
Une fois que le PPU sera adopté, les règlements de zonage et ceux de la CUCQ seront ajustés en conséquence, assure-t-on à la Ville.
Complexité d’implantation du projet
Ce n’est pas tant la construction du bâtiment que son implantation qui a posé le plus de problèmes. L’architecte Pierre Guimont, de la firme ABCP Architecture mandatée pour sa conception, compare la complexité d’implantation du projet à celle de l’Amphithéâtre de Québec, un projet pourtant dix fois plus onéreux, qui a subi également des délais et des problèmes d’acceptabilité publique, mais qui aura finalement été livré avant le projet de Sillery. À son avis, le projet Woodfield offre pourtant d’excellents compromis sur tous les plans.
Selon lui, le projet Woodfield a fait l’objet de beaucoup de médisances, en réservant le mauvais rôle au promoteur. Il donne comme exemple l’argument des objecteurs qui évoquait la destruction d’un boisé tricentenaire, alors que des photos des années 1970 démontrent que le secteur était constitué principalement de champs et de quelques arbres centenaires et bicentenaires éparpillés.
L’ingénieur forestier Marco Fournier, de la firme Consultants Forestiers MS, en a fait la preuve en 2011-2012 dans son analyse des mesures à prendre pour la mitigation des impacts de la construction du projet sur le boisé du terrain. Après avoir caractérisé l’ensemble du couvert forestier du site, l’ingénieur a déposé ses recommandations en mars 2014, avec un plan de foresterie prévoyant la préservation d’une douzaine d’arbres vétérans (d’environ 1 m de diamètre) sur treize répertoriés, ainsi que la réimplantation d’une cinquantaine d’arbres de plus petits diamètres (20 cm). En réalité, seulement deux arbres matures auront été coupés, dont un déjà renversé et un autre présentant un certain danger, ainsi qu’une cinquantaine d’autres de petits diamètres.
Selon l’ingénieur Fournier, toute cette contestation à propos de la valeur de ce boisé est totalement exagérée et disproportionnée. Le débat exploité à l’extrême par les environnementalistes et les voisins est à son avis purement « politique et émotif ». Un autre beau cas du syndrome « pas dans ma cour ».
Pour sa part, l’architecte-paysagiste Maxime Brisebois, de la firme Projet Paysage, confirme que tout est prévu pour relever le défi de la conservation des arbres et de l’environnement naturel. Sa firme a travaillé étroitement avec l’ingénieur forestier pour définir les zones de reboisement et la stratégie de repeuplement avec des espèces indigènes. Cela comprend l’inté- gration des voies de circulation et d’accès, notamment par la configuration de l’accès pour les véhicules d’urgence, le rond-point véhiculaire et les sentiers pédestres, où seront priorisés l’amé- nagement de dalles alvéolées perméables et du gazon structural.
De réels efforts d’intégration des arbres
« L’arbre est dans ses feuilles … » entonne le cé- lèbre refrain de Zachary Richard. « Dans l’arbre y’a un condo » pourrait-on ajouter à propos du projet Woodfield-Sillery, tant la présence des arbres est significative sur le site.
L’architecte Pierre Guimont justifie facilement son choix d’une architecture contemporaine « romantique » pour son implantation dans un esprit de conservation et de durabilité. Il le défend aussi par le choix d’une structure tout béton pour une meilleure insonorisation, de matériaux de revê- tement nobles comme la pierre calcaire en réfé- rence à la noblesse des matériaux patrimoniaux institutionnels, et d’une grande fenestration plancher-plafond à haut rendement énergétique donnant sur la nature et le paysage. Le tout largement inspiré de la certification LEED, en incluant quelques mesures écoénergétiques.
Comme le confirme l’ingénieur Roberto Devost de la firme Genecor, c’est le cas notamment en électromécanique, avec l’installation de deux seuls réservoirs pour fournir l’eau chaude à l’ensemble des logements et des systèmes d’éclairage LED prévus à l’intérieur et à l’extérieur. C’est le cas aussi du choix d’ajouter une toiture végétalisée pour limiter l’effet d’îlot de chaleur.
Au chapitre de la construction, chapeau à l’entrepreneur général Garoy Construction, qui a réussi à faire louvoyer la machinerie et les poids lourds à travers les arbres ancestraux conservés, et ce, malgré l’exiguïté et la pente du site et la hauteur de cinq étages du bâtiment!
Lors d’une visite du chantier à la fin de septembre dernier, les bétonnières défilaient presque en cortège pour le bétonnage des étages des deuxième et troisième parties du bâtiment, la première étant presque complétée. On devinait déjà la forme inhabituelle du bâtiment, ombragée partiellement par la cime des arbres vétérans qui semblaient défier la grue à tour dans son mouvement incessant de va-et-vient.
« Ça sent bon le béton », me remémorai-je, en évoquant mes expériences de chantier d’antan à mon accompagnateur, Jean-Pierre Bilodeau, responsable du volet construction chez Bilodeau Immobilier. Il n’a pas hésité une seconde à me faire visiter les moindres recoins du chantier. On s’est attardés sur certains angles et certaines perspectives qui laissaient deviner les efforts d’intégration du bâtiment au milieu forestier environnant. Il a dirigé mon regard sur la sinuosité de l’un des flancs du bâtiment, qui enclave deux ou trois arbres vétérans. Il m’a indiqué les allées et les voies d’accès pour contourner ces majestueux arbres plus que centenaires, dont il a fallu protéger les racines avec des murs berlinois, l’écorce avec des armures et les couronnes avec suffisamment de dégagement. Vraiment, j’ai rarement visité un chantier aussi soucieux du moindre geste posé. Même les travailleurs, d’ordinaire trop occupés, se montrent affables et courtois, comme pour mettre en évidence leur fierté du travail accompli.
L’entrepreneur général et gérant du chantier, Jean-François Roy, de la firme Garoy Construction, ne s’en étonne pas. Oui, c’est un chantier complexifié par le souci de protection des arbres, admet-il, d’où l’importance de choisir les bonnes personnes et les bons sous-traitants, qui assureront le succès du projet. Quant aux critiques et oppositions au projet, il en a vu d’autres au cours des 40 années d’existence de son entreprise. « Dans 95 % des projets où les gens sont satisfaits, on n’en entend pas parler, généralise-t-il, tandis que les 5 % restants où des gens manifestent leur insatisfaction font les manchettes. » S’il y a une leçon à tirer d’un tel projet, c’est que les critiques passent mais que les projets restent. Qui sait d’ailleurs ce que l’avenir réserve à de tels projets de développement? Celui qui était repoussé hier pourrait faire l’envie demain. Ce qui était acceptable hier ne l’est pas toujours aujourd’hui et ne le sera sans doute pas demain. L’adaptation est parfois coûteuse, longue et difficile, mais elle en vaut souvent le coup.
Feuille de route du promoteur
Bilodeau Immobilier est une entreprise familiale bien établie à Québec. Elle fait sa marque comme propriétaire et gestionnaire immobilier depuis trois générations. Sa fondation remonte à 1922 sous l’appellation de Bilodeau et Doré, du nom de ses fondateurs David Bilodeau et Georges Doré, et sa principale activité était le commerce du bois jusque dans les années 1960.
Bilodeau et Doré a poursuivi son expansion jusqu’à la fin des années 1990 sous la direction unique d’André Bilodeau. Durant cette période, l’entreprise a réalisé des projets dans la rue Saint-Michel à Sillery et dans la rue le Chasseur à Sainte-Foy. Elle fera également l’acquisition de plusieurs immeubles presti – gieux, notamment l’emblématique Le Montmorency sur Grande-Allée, Le Samuel de Champlain, Le Laurier, Place des Braves et Place Charlesbourg.
C’est au passage de la troisième génération, dans les années 2000, que l’entreprise est devenue Bilodeau Immobilier. Les trois fils Bilodeau à sa tête, Jean-Pierre à la construction, Marc aux finances et Éric à la com – mercialisation et mise en marché, poursuivront l’œuvre familiale en acqué – rant des terrains de grande valeur et en réalisant des projets distinctifs. C’est le cas, entre autres, de la remise à neuf de l’immeuble résidentiel situé au 1500, rue Sheppard, à Sillery, qui intègre des locaux commerciaux au rez-de-chaussée et contribue au rajeunissement du quartier. C’est le cas aussi de la conversion de l’ancien bâtiment de la défunte station de radio CHRC en un immeuble locatif résidentiel appelé Les Appartements Fréquence M, dont la modification dans le plan des étages supérieurs a permis de préserver l’ensoleillement pour le voisinage.
Depuis plusieurs années, l’entreprise s’affaire à la réalisation du projet Condominiums Woodfield-Sillery sur l’un des rares terrains restant à dé – velopper sur la falaise de Sillery qui surplombe le boulevard Champlain et le fleuve Saint-Laurent. Malgré les nombreux déboires et contretemps coûteux qui ont tenu en haleine les frères Bilodeau, ce projet fera sans doute leur fierté lorsqu’il sera terminé en 2016, pour sa facture de qualité et son intégration exceptionnelle à l’environnement.